Bon...Y a eu "les événements de Charlie Hebdo" qui ont paralysé tout le monde au service... Et puis je suis parti 10 jours en vacances dans "les îles"... Et puis il fallait que je travaille à mes 2 mémoires à rendre en juin... Et puis quelques copains/copines sympas "Ben alors t'écris plus ??".... Et puis, et puis.....
Bref ! Je reprends donc mon blog avec une histoire que je ne pouvais pas garder pour moi, parce qu'elle m'a appris beaucoup : L'hospitalisation de Mr N.
Mr N. est arrivé dans mon service pendant l'après midi, en hospitalisation sous contrainte. Il avait été transféré des urgences pour une IMV (Intoxication Médicamenteuse Volontaire, traduisez par tentative de suicide aux médicaments...) parce qu'il venait de se faire quitter par sa compagne. Il avait pris quelques cochonneries sans grande gravité, du Temesta je crois. Bref, il était un peu somnolent, mais pendant l'entretien, c'était une autre paire de manches, comme vous allez le voir !
Je le reçois donc dans mon bureau. Comme d'habitude, je me présente, mon nom et ma qualité, je lui serre la pince, l'invite à s'asseoir, et lui demande comment il a atterri ici. Le ton est d'emblée véhément, et il m'envoie rapidement dans la figure LE grand problème de la psychiatrie dans les tentatives de suicide : "C'est mon problème si je veux me flinguer, vous n'avez pas à vous en mêler, et d'ailleurs je veux sortir immédiatement, vous n'avez pas le droit de me retenir". Eh bien si, on a le droit. Je ne sais pas si c'est très moral, mais la loi nous le permet, et la société nous y invite. Je ne me laisse pas démonter. "Mr N. vous avez le droit de vous suicider, malheureusement ou heureusement pour vous ça je ne le sais pas, vous vous êtes raté. A partir du moment où on vous trouve, la société a décidé que ça la regardait, et qu'elle avait le droit et le devoir de vous empêcher de recommencer aussitôt. Cette société confie au psychiatre le mandat de vous mettre à l'abri de vous même pendant quelques temps, afin de voir si quelque chose est possible pour changer la donne qui vous a mené à cet acte. Rassurez vous, si vous voulez vraiment vous suicider, rien ni personne ne pourra vous en empêcher à moyen terme, et vous pourrez le faire dès que vous serez sorti d'ici, dans quelques jours probablement. En attendant nous allons discuter un peu, si vous le voulez bien". Pfiuu, il se calme, se rassoit. Je vois que j'ai marqué un point. C'était un peu ampoulé dans le style, mais mon argumentaire se tenait à peu près. Nous discutons, donc. C'est compliqué. Le patient est dans une situation de grande précarité. Il a la petite cinquantaine. Issu d'une fratrie de 13 enfants, il n'a quasiment plus de rapports avec ses frères et sœurs en dehors de l'un d'entre eux. Il a perdu son père l'année dernière et selon ses dires "cela l'a beaucoup affecté". J'apprend aussi qu'il vient de se faire quitter par une femme, chez qui il vivait depuis 6 mois, et qu'avant cela il avait habité 3 ans dans sa voiture, vivant des petits boulots. Donc en fait, cette rupture signifie aussi qu'il va devoir quitter l'appartement de sa compagne et dormir à nouveau dans sa voiture...
Même prénom que mon père, même amour des chiens que moi. Un petit côté rebelle, anti-social que je partage aussi. Je commence à trouver ce type plutôt sympathique. En jargon médico-psychanalytique ça s'appelle faire un contre-transfert positif. Ça a l'air anodin mais mine de rien il faut faire gaffe, parce que ça peut modifier notre prise en charge, et parfois nous faire faire des conneries.
Bon, je lui explique le menu, il reste ici quelques jours, et dans 72 heures un autre psychiatre fera un nouveau certificat pour maintenir la contrainte ou la lever. Je lui dis que maintenant qu'il est là, on va essayer d'en faire quelques chose de cette hospitalisation imposée, et que je le reverrai tous les jours en entretien. On discute le traitement ensemble, comme 2 commerçants qui parlent tapis, bon, il est tendu, angoissé, un valium 10 sur la journée en 1/4, 1/4, 1/2, et un petit bidule pour dormir à 22h en si besoin. On va pas l'assommer hein, juste le détendre un peu parce qu'être dans une chambre de 8m2 sans l'avoir choisi, ça reste extrêmement violent à mon sens.
Les jours suivants on discute. Il se laisse un peu plus aller, raconte des trucs. Comme on me la fait pas non plus, et que je le trouve un peu 'séducteur' dans son attitude vis à vis de moi (comportement qui précède parfois la manipulation...), je commence à assembler les pièces du puzzle de sa biographie. Une pièce par ci, une pièce par là. Eh ben y a un gros trou. 7 ans, milieu trentaine. Je me garde bien de poser la question de but en blanc. Il revient sur sa relation avec sa compagne. Elle a perdu son mari l'année dernière. Il l'a connue il y a 6 mois "au bord d'un lac". Comment ? C'est flou. "j'avais lu dans le journal que son mari était décédé". Ah bon, curieux. Au fur et à mesure je commence à piger qu'il savait des choses sur elle avant de la rencontrer. Et puis aussi qu'il a cherché à la rencontrer, en sachant qu'elle fréquentait des amis près de ce lac. Ce comportement commence à me faire douter de la sympathie du bonhomme et de sa sincérité. J'en parle à mon PH (Praticien Hospitalier, un médecin du service qui me chapeaute) et lui, toujours très clairvoyant, à la fin de la présentation du cas me pose la bonne question : "Alors à ton avis, pauvre type, ou sale type ?".
Et là tout s’enchaîne. Coup de fil d'un contrôleur judiciaire, oui Mr N. est bien chez nous. J'apprend qu'il a fait 7 ans de taule pour viol, qu'il a d'autres condamnations pour agression sexuelle, attentat à la pudeur. Il est inscrit au fichier des délinquants sexuels. Je le revois en entretien. Je lui dis juste, avec un air le plus neutre possible, que sa contrôleuse judiciaire a appelé. Il comprend que je sais tout. Il me lance un regard d'une noirceur qui me fait froid dans le dos. J'ai pendant quelques secondes l'impression que j'ai dérangé un grand fauve, et je ne sais pas du tout comment il va réagir. C'est ça la nature sauvage, imprévisible et cruelle. Il se recroqueville sur son fauteuil et ne me quitte plus des yeux. On se croirait en plein documentaire animalier sur la 3 le dimanche aprem. Le tigre du Bengale. J'ai un autre homme en face de moi, je ne le reconnais plus. Il se tait. il ne veut plus parler, malgré mes encouragements à la faire. Dans la journée, un psychiatre du service lève l'hospitalisation sous contrainte, Mr N. ne présentant plus de symptomatologie d'une crise suicidaire. Et il sort dans la foulée.
Quelques jours plus tard, les gendarmes m'apprennent que l'ex-compagne de Mr N. est en réanimation avec "du sang dans le cerveau (un hématome intra cérébral, gravissime) et des blessures très importantes au visage". On ne sait pas si elle va s'en sortir. Mr N. a été arrêté et est au centre de l'enquête. Probablement 'sale type' donc. Et moi qui le trouvais si sympathique au départ ! Je me suis fait avoir comme un bleu. Je crois bien que je suis tombé sur mon premier "pervers", comme disent les psychanalystes...