"Qu'est ce que tu glandes à 14 heures ?" C'est la voix de mon chef de pôle que j'entend derrière moi. A coup sûr il me propose un truc cool, mais je ne peux pas répondre 'Ben rien du tout' parce que je suis censé bosser pour lui à cette heure là ! "Euh, j'ai prévu de passer au pavillon truc pour des entretiens, mais je peux décaler !" Ben alors viens à mon bureau, je fais une expertise si ça t'intéresse...!
Alors c'est quoi une expertise ? Ça a à voir avec le judiciaire. C'est un juge, qui instruit une affaire, et qui un moment donné se pose une question d'ordre psychiatrique. Comme lui, c'est pas sa spécialité, il va poser sa question au psychiatre, qui va devoir lui répondre. Cet après midi c’était le cas d'une jeune fille de 22 ans qui avait déposé plainte contre un homme, un ami de la famille, pour attouchements. Et la question que se posait le juge c'est : Y a t'il des troubles chez la victime présumée qui pourraient avoir été causés par un traumatisme d'ordre sexuel, et plus généralement, le juge veut aussi un examen de la personnalité de cette présumée victime. Je la fais simple : Est ce que cette fille est complètement mytho, ou est ce qu'on peut raisonnablement prendre en considération ce qu'elle dit. Waw. Quel pouvoir. C'est presque trop ! Je dis à mon boss qu'il faut être le top du top de détecteur de mensonges pour affirmer que telle personne ment, et telle autre dit la vérité. Il me reprend. "Alors là je t'arrête tout de suite, c'est pas du tout la question posée. Depuis l'affaire d'Outreau, les juges ne demandent plus à un psy de juger directement de la crédibilité d'une victime. Ça va se passer tout autour. Est ce qu'il y a des éléments chez la victime présumée qui sont compatibles avec un traumatisme. Est ce que la personnalité de la victime présente un trouble qui pourrait être associé à une tendance aux affabulations. Etc...". D'accord, ça c’est quand même nettement plus facile de répondre à ces questions. Et c’est sacrément intéressant !
C'est parti, l'entretien débute. Une jeune fille, un peu garçon manqué, en jogging. Elle parle de sa vie, de son enfance, de ses passions, du quotidien. Mon boss la met à l'aise. Quelques vannes pourries sur les rapports homme-femme (il adore ça, et je vois pourquoi il le fait alors que c'est justement le sujet brûlant : pour dédramatiser). Et tout d'un coup sans prévenir, à partir d'une question anodine, la présumée victime parle parle parle, saute du coq à l'âne et PAF, on l'arrête plus, elle nous raconte le truc alors qu'on lui a rien demandé. Elle pleure, elle se mouche, elle renifle, elle hoquette. Elle est tellement mal, tellement traumatisée, que je commence à sentir les larmes qui me montent. Je vais pas me mettre à chialer quand même, c’est pas très professionnel ! En fait quand je suis en situation d'entretien, ça va, je gère toujours, même les pires trucs. Là en situation de témoin passif, c’est autre chose, je suis complètement absorbé par son discours, par son désespoir. Je me reprends. Ouf, ça passe.
Le boss prend son temps. Il explore, farfouille, pointe du doigt, soulève les coins de tapis. Mais toujours avec une pointe d'humour dès qu'on progresse en zone dangereuse. C'est sympa les vieux qui travaillent devant les jeunes, on a quand même rien trouvé de mieux pour transmettre le savoir. J'apprécie le moment à sa juste valeur. Au final c’est une histoire un peu banale, ce qui ne retire rien à sa gravité. L'ami de la famille est allé papouiller la fille de son pote dans le garage pendant qu'il avait le dos tourné. Elle avait 15 ans. Vu sans doute que c'en est resté au stade des attouchements, le traumatisme a eu une portée limitée sur le développement de la jeune fille, qui arrive à avoir des petits copains et des rapports sexuels satisfaisants. Mais il reste de ça une perte de confiance majeure envers les hommes, qui peuvent à tout moment laisser paraître l'immonde porc qui sommeille en eux. Je résume hein, mais en gros c'est ça.
Une bonne heure plus tard, c’est terminé. Nous échangeons nos impressions. Pas de trouble de la personnalité. Crédible. Y a un impact sur son développement, y a un préjudice. Voilà. Reste plus qu'à mettre tout ça dans un jargon psychiatrico-judiciaire, à être bien exhaustif pour que ça fasse à la fois sérieux et que ça prenne 4 pages. Comme je suis aussi un mec très terre à terre, je calcule. 1 heure d'entretien, 1 heure pour taper, relire, corriger. "Et combien c’est payé ?" Le boss marque un temps d'arrêt, puis se marre. Bah quoi, c'est super intéressant, mais j'aime bien avoir tous les éléments moi ! "C'est payé 290 euros". 150 de l'heure, ok c'est à peu près comme les consultations. Donc si on veut faire des expertises, on ne gagne pas plus, mais on ne perd pas d'argent. Je sens que je vais vouloir faire des expertises, varier, c'est ne pas se faire ch...!
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