D'abord un petit cours. En psychiatrie, on a un énorme pouvoir : Celui de priver les gens de leur liberté. Vous êtes déclaré fou, vous rentrez dans la catégorie des gens qui 'ne peuvent de par leur état consentir aux soins'. Et on va donc vous hospitaliser contre votre gré, en soins contraints. Comme ce pouvoir est énorme, et digne d'un régime totalitaire, on l'a fractionné : Il faut plusieurs signatures, au moins 2 médecins différents, un tiers qui connait le patient, parfois le préfet ou son représentant, enfin voilà, il faut que plusieurs personnes soient d'accord. Et après, la situation est réévaluée au cours d'entretiens patient-médecin, à 24h, à 72h, etc...Et à chaque fois par des médecins différents, pour éviter que si vous avez une gueule qui ne revient pas à un des toubibs, il ne puisse vous garder enfermé ad vitam juste par sa seule volonté. Sur le papier comme ça c'est pas mal, mais parfois ça peut donner des drôles de trucs, comme cette semaine dans mon service...
Un jeune homme, 30 ans, la même gueule qu'un pote à moi, arrivé de nuit en urgence dans le service. Je le vois pour la 1ère fois, il est en isolement. L'infirmier me dit qu'hier soir "c'était coton" le patient était agité, Il a reçu 2 loxapac en injection (si si vous vous souvenez, la 'matraque' du psychiatre, un neuroleptique très sédatif). Entretien de 10 mn, il sourit, s'étire dans le lit. Il a l'air calme. Je lève l'isolement, je le reverrai cet après-midi. Je relis le dossier, c'est assez confus, je retrouve un antécédent de bouffée délirante aigüe il y a 12 ans sur fond de cannabis, qui avait nécessité 12 jours d'hospitalisation, rien depuis. J'ai la femme, puis la maman au téléphone. Les troubles du comportement remontent au weekend dernier. Je finis par arracher à l'épouse qu'un 'vieux copain' du temps jadis est venu les voir avec ...un joint ! On rajoute une fièvre à 41° les jours suivants et on a un joli cocktail pour décompenser à nouveau. Puis entretien en bonne et due forme, au bureau, le patient a quitté son pyjama."Ah je vois que vous avez repris forme humaine" (parfois je dis de ces trucs...un jour je vais en faire décompenser un en live :). Ca se passe bien. J'inspecte un peu la personnalité, je cherche quelques repères biographiques marquants, je teste 2 ou 3 situations, je le speed un peu... 20mn, 25mn, Et PAN, il reprend une partie de ma phrase, mais en la coupant au milieu de mots (exemple : Vous avez bien dormi ? "Vébiendor ? je ne comprends pas docteur !"). Waw, ça je connais pas. Et puis doucement il commence à se marrer à des moments saugrenus. Je lui dis eh ben vous êtes de bonne humeur..."Non, pourquoi vous dites ça ?". Bon. Tout ça fait quand même assez tableau dissociatif, c'est discret, le type est intelligent, il contient le processus morbide, mais ça commence un peu à déborder et faudrait éviter que ça lui coule par les oreilles. Je vais voir le patron. Je raconte."Mmh, ça fait aussi un peu neurologique ça". La neurologie c'est le truc auquel il faut toujours penser, ça peut mimer la psychiatrie, mais c'est souvent beaucoup plus urgent (cancer, AVC, etc !). J'appelle un copain neurologue à la rescousse, qui me file la marche à suivre : Tests neuro, scanner du crâne. Tout est négatif. C'est bien de la psychiatrie. Je lance le traitement. Je choisis un antipsychotique de 2ème génération qui est très peu sédatif, fait très rarement prendre du poids, parce qu'à 30 ans, on tolère encore plus mal ces effets secondaires qu'à 60, et ça finit avec les boites de médocs à la poubelle.
Le lendemain, surpriiiiiise, les infirmières m'accueillent très embêtées. Je finis par comprendre que quelque chose ne va pas, et l'une d'elles crache le morceau : Un des toubibs du service, le Dr Truc, a fait un certificat de levée de l'hospitalisation sous contrainte de mon patient. Aïe. Moi je ne suis qu'interne, je ne peux pas encore faire ces certificats. Je lis le rapport, que je trouve un peu léger "simple conjugopathie ne nécessitant pas..." etc. Le Dr Truc n'a pas vu la même chose que moi. Les infirmières me confirment ce que je pensais déjà "Oh tu sais le Dr Truc, pendant ses entretiens il parle de lui. Et ça dure rarement plus de 10 minutes". C'est vrai que chez ce patient intelligent, c'est discret, il faut un entretien très long, et le speeder un peu pour voir que ça part en sucette. Nouvel entretien avec l'épouse, venue lui rendre visite, qui me dit qu'elle ne reconnait pas son mari, qui est cassant, lui lance des regards noirs, alors que d'habitude c'est une crème. Elle me confie aussi que le patient lui aurait dit 'je sais ce que je dois dire et ne pas dire pour sortir d'ici rapidement'. Aïe, je commence à le sentir évoluer sur un versant plutôt paranoïaque. Selon les dispositions légales, je remets au patient son certificat de levée de l'hospitalisation sous contrainte, tout en lui disant que je lui conseille fortement de rester chez nous encore quelques jours en hospitalisation libre... Et là, il prend le certificat, se marre, envoie une vacherie bien sentie à sa femme, et sort de la pièce, disant qu'il va chercher sa valise. L'épouse fond en larmes, "il faut que je protège mes enfants." Bon, coup de fil au boss dans l'autre pavillon."Demmerde toi, refais une hospit' sous contrainte en allant voir le Dr Bidule. Si jamais tu as un souci, je suis pas loin". Pfiu. Dr Bidule ? Il faudrait aller contre l'avis du Dr Truc, votre collègue de tous les jours depuis 25 ans, et remettre sous contrainte mon patient. Nan, ça va pas le faire du tout... Je réfléchis. Dr Bidule ? Le Dr Truc est absent cet après midi, il a vu hier mon patient qui n'allait pas si mal que ça, a fait un certificat de levée, et aujourd'hui mon patient va beaucoup moins bien. Pourriez vous le voir en entretien pour vous faire une idée ? Oui bien sûr. Entretien à 4, le Dr Bidule & moi, le patient & son épouse. 15mn, tout va bien. 20mn. 30 mn. Je vois le patient qui prend de plus en plus de temps à répondre aux questions, qui recule sur sa chaise, qui sourit de façon très étrange. Et finalement il se lève d'un bond. "Je t'aime, je veux divorcer, tu es une salope. Si tu m'aimes, dis mon nom et mon prénom. Dis les en entier. Tu vois tu peux pas. Tu m'aimes pas." On y est. La femme : "Mais qu'est ce que tu me dis, qu'est ce qu'il t'arrive ?" Il la toise du regard, la regarde s'effondrer en larmes. Je fais sortir l'épouse et m'excuse de lui avoir imposé ça mais c'était nécessaire pour voir son mari décompenser et le replacer sous contrainte. Je rentre dans la pièce à nouveau et interpelle le mari "Ça vous fait quoi de voir votre femme en pleurs ?". Il répond froidement "rien". Le Dr Bidule rédige un certificat de remise en hospitalisation sous contrainte. Je remets ce nouveau certificat au patient, en sachant que je suis grillé pour la prise en charge, j'ai perdu toute confiance de sa part : Je lui ai remis à 1 heure d'intervalle 1 certificat de levée, 1 autre de contrainte. Il me regarde haineusement. Je rattrape le coup avec la famille. "Vous savez, nous oscillons en psychiatrie entre liberté de l'individu et nécessité impérieuse de soins. La frontière est floue, les modalités souvent complexes. Votre mari/fils allait mal avant hier, bien hier, à nouveau mal aujourd'hui. Un médecin hier a pensé qu"il pouvait sortir, ce n'est finalement pas le cas aujourd'hui."
Je rappelle le boss et je ne mâche pas mes mots "J'ai changé la prise en charge foireuse en simple incident pour la famille, mais je me suis grillé auprès du patient. Ça m'a pris toute l'aprem. Si c'est une fois par mois ça ira, si c'est une fois par semaine, l'attitude du Dr Truc va me poser problème." Je me dis aïe calme toi, t'es furax, mais t'es qu'interne. Heureusement pour moi le boss me lâche un "Tu comprends pourquoi je t'ai mis là-bas maintenant. Je suis toujours derrière en cas de problème." Ok, capito, pigé. Le boss m'a mis dans ce pavillon parce qu'il trouve que c'est le bronx, et il veut un interne frais qui fait les choses comme il faut. Je comprends pourquoi il m'avait invité la semaine dernière à la réunion de pôle, qui était un sacré règlement de comptes à OK Corral ! Il vient aussi de me dire qu'il me soutenait en cas de pépin. Moui, ça reste à voir le jour où ça va vraiment barder. Va falloir ménager la chèvre et le chou. Bienvenue à l'hôpital !
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