Ce lundi, c'est un peu particulier. Nous sommes entre Noël et nouvel an, le service fonctionne au ralenti. Beaucoup de patients sont rentrés dans leurs familles pour les fêtes, et beaucoup de médecins font le pont. Je dois récupérer pendant quelques jours les patients de ma collègue, et ceux du Dr Bidule. J'arrive le matin en salle des infirmières."On t'a dit ??" Euh, on m'a dit quoi ? "Mr Machin est décédé". J'ai les jambes coupées, j'ai cette impression de chaud-froid que je déteste. Je m'assieds. C'est arrivé comment ?
Mr machin était un de mes patients. Il m'avait donné du fil à retordre. La trentaine, père d'un petit garçon de 4 ans. Il était arrivé avec une lettre de son médecin traitant : Il voulait tenter une énième fois de se sevrer de sa consommation d'alcool. Il avait une maladie articulaire rare, la synovite villonodulaire, qui avait flingué sa hanche si bien qu'il boitait et ne pouvait plus courir. Dans cet état, il ne retrouvait pas de travail car ses compétences étaient manuelles, il n'avait pas de diplômes. Il aurait fallu l'opérer pour lui mettre une prothèse de hanche, mais voilà, à cause de la picole et de ses effets sur son organisme, l'anesthésiste avait refusé de l'endormir. Trop risqué. Et pas d'anesthésie, pas d'opération. L'enjeu de ce sevrage était important du coup, si ça marchait au moins un temps, on pourrait peut être enfin l'opérer. Mr Machin était par ailleurs ancien toxicomane à l'héroïne, à la cocaïne, au cannabis, à beaucoup de choses en fait. Avec les toxicos, je me méfie toujours des "Je vous assure doc, c'est la dernière fois" on est souvent très déçu. Mais là je me suis investi dans la mise en place de cette opération de la hanche, ai rédigé de beaux courriers au médecin traitant, au chirurgien, ai passé quelques coups de fil. Au début un peu sans trop y croire vu le passé du loustic, mais au fil des entretiens il me parlait de son fils, de son avenir, de la nécessité de retrouver un emploi. Je le trouvais crédible, et assez touchant. Il avait une acné impressionnante sur toute la face, je lui ai mis un peu de doxycycline 'pour voir' et tenter de diminuer l'inflammation. Pour le traitement de ses symptômes de sevrage, ça a été assez épique. J'ai du empiler les traitements les uns sur les autres, avec des doses de plus en plus élevées : il tremblait toujours des mains, battait la mesure avec sa jambe, et ne fermait toujours pas l'oeil de la nuit. Au bout d'un moment j'ai commencé a flairer le truc... J'insiste avec mes questions pendant un entretien et il finit par lâcher le morceau : Il n'est pas du tout sevré aux opiacés ni à la coke, il en consommait encore abondamment la veille de son arrivée chez nous. Ah ben voilà pourquoi mes traitements sont insuffisants ! Je prescris du lourd, et lui propose aussi un traitement de substitution par Subutex, qu'il refuse. "Je veux plus de cette merde, ça entretient la dépendance" Certes, mais ça permettrait aussi de dormir la nuit pour la 1ère fois depuis une semaine ! Bon on va faire sans alors. Les choses se passent de mieux en mieux, les jours s'enchaînent, puis Mr Machin me demande le 23 décembre de pouvoir rentrer dans sa famille pour voir son fils. Il n'est plus en couple avec la maman mais ils vivent sous le même toit (Je sais ça parait dingue, mais quand on a pas de sous... Je vous assure que c'est assez fréquent !) Je le vois le jour de son départ, il me remercie pour le traitement de son acné, effectivement, ça s'était bien amélioré. La suite, c'est la maman de Mr Machin qui me l'apprendra au téléphone ce lundi matin. L'ex compagne lui a joué un sale tour et a filé à l'anglaise en emportant le fiston. Mr Machin s'est retrouvé tout seul le soir de Noël, cerné par ses vieux démons. Il aurait pris tous ses médicaments en même temps (ceux que j'ai moi-même prescrits !) plus quelques trucs beaucoup moins légaux. On l'a retrouvé dans la nuit du 25 au 26, assis sur une chaise, la gueule encastrée sur un coin de table. Il était tout bleu (en médecine on dit cyanosé). C’était pas joli du tout alors la mère n'a même pas eu le droit de le revoir. Et me voilà maintenant à l'heure du service après vente : Je tente de consoler la maman au téléphone, je lui parle de son fils, et du fait que malgré la dureté du sevrage, il a tenu le coup (il pouvait arrêter à tout moment, et partir). Je lui parle de son petit fils, qui a perdu son père le jour de Noël, et sur qui, en sa qualité de grand mère, elle devra garder un oeil. Je raccroche. Je croise mon boss dans les couloirs "Alors, t'as ton premier mort ? Ça te fait quoi ? Tu connais l'histoire non ? On demande au sage : Qui a sauvé 100 vies ? Il répond, c'est le médecin. Et qui en a tué 100 autres ? Il répond, c'est encore le médecin !"
Ouais, si c'est censé me déculpabiliser, c'est raté. Mais j'accepte la punition. Celui là, c'est foiré, je ne l'ai pas protégé de lui-même. Un coup comme ça, au fond, c'est un super cadeau pour soigner la toute-puissance et l'ego du toubib en herbe que je suis. Ça rend très humble. Adieu Mr Machin, je penserai longtemps à vous...