Docteur Azimuth ? (On m'appelle docteur toute la journée, j'en reviens toujours pas) vous pouvez aller au pavillon machin ? Il y a une dame albanaise qui est arrivée en urgence cette nuit, elle ne parle pas français, et là son fils est venu la voir, il peut traduire. Ok, je prends !
Bonjour, installez vous. Racontez moi un peu pourquoi vous êtes là. C'est donc une dame de 45 ans environ, qui se tient très droite, très digne, habillée en couleurs sombres, les cheveux relevés en chignon. Son apparence sévère tranche avec un sourire poli et ennuyé, comme si elle pensait déranger. Son fils, 19 ans, traduit les propos échangés. Lui, il est tout sourire. Oui elle entend des voix, oui elle est angoissée, oui elle se sent déprimée, oui elle veut se suicider.... Oui à tout en fait. Hum. Puis, elle fait une grande phrase de 30 secondes dans un seul souffle. Le fils traduit : elle a une schizophrénie depuis qu'elle est jeune et on l'a traitée avec du Haldol, un neuroleptique puissant, là bas en Albanie. Ah. Bon ben on va remettre du Haldol alors, si elle est schizophrène. Au moment de valider l'ordonnance sur l'ordinateur, j'ai une vieille démangeaison qui me prend dans le cerveau. Si je fais ça c'est parce que je crois ce qu'on me dit. Ça c'est un peu moi, je pars du principe que les gens sont honnêtes, ne mentent pas, et je crois ce qu'on me dit. Le hic, c'est que moi perso, du haut de ma mini expérience en psychiatrie, je n'ai vu aucun signe de schizophrénie. Le contact est normal, adapté, poli même. Bon, elle a l'air angoissée, ça oui. Dépressive ? Peut être, c'est à préciser. En fait, plus j'y réfléchis, plus j'ai un gros doute. Ok. Je peux pas prescrire ça, ça n'a pas de sens. Je change le Haldol pour une benzodiazépine qui va diminuer son anxiété, et je vais réfléchir à tout ça. Je me renseigne un peu, et finit par trouver le numéro de téléphone de l'endroit où vit la famille : C'est en fait un centre de demandeurs d'asile. La travailleuse sociale que j'ai au bout du fil joue franc jeu. Oui la "crise" de la mère coïncide avec le moment où ils ont appris que la demande d 'asile a été refusée. Non elle allait très bien avant, aucun trouble délirant, ou de comportement. Pas de Haldol non plus dans les 6 mois où la famille était en France, et ce malgré 3 rendez-vous chez le médecin généraliste qui les suivait ici. Et oui, si une nouvelle donnée survient comme par exemple une maladie chronique exigeant des soins continus, eh bien on peut refaire une nouvelle demande d'asile. D'accord, je comprends mieux. Je sens que ce soir je vais me coucher moins con et moins naïf. Faut quand même être salement motivé et acculé pour accepter de manger du Haldol quand on est pas schizophrène !! Bon et maintenant je fais quoi moi ? Je la fous dehors parce qu'elle s'est foutue de moi ? Je lui file son Haldol pour que la famille puisse rester en France ? Je me rappelle la phrase de Michel Rocard : "On ne peut pas accepter chez nous toute la misère du monde". C'est complètement vrai. Et tellement facile quand on est né du bon côté de la frontière... Allez, je vais faire ce que d'habitude je fais pas trop mal : Couper la poire en deux. Le lendemain, je reçois à nouveau la mère et son fils. Je joue cartes sur table. J'ai appelé au centre des demandeurs d'asile et je sais tout. Il n'y a pas de schizophrénie. La mère se met à pleurer. Le fils aussi. Je tend un paquet de mouchoirs et je leur dit ce que je leur propose. Je vais garder la mère quelques jours pour un syndrome anxio-dépressif qui me semble bien réel, et même si le risque suicidaire n'est pas avéré. Je ferai un courrier à la fin qui recommandera un suivi bi-mensuel en ambulatoire pour une psychothérapie de soutien. Je ne nie pas que la situation précaire dans laquelle ils se trouvent est fortement stressante et a pu engendrer ces troubles. Mais pour la schizophrénie, c'est niet. Après, libre à eux de se servir de ce compte rendu d 'hospitalisation. A mon avis ça ne suffira pas, tout au plus auront-ils un nouveau délai. Éthiquement, c'est la limite que je me suis posée, je sens que si je vais plus loin parce que je les trouve sympas et ai pitié d'eux, je vais passer dans la catégorie des médecins complaisants, qui sur-diagnostiquent pour des raisons politiques, ou même par choix humain. Moi je ne peux pas, je m’arrête ici. Au bout de quelques jours la mère va mieux, l’équipe soignante me dit que les insomnies ont disparu et en entretien, elle sourit, ne tord plus ses mains, me regarde bien dans les yeux. Je fais le fameux courrier, sans forcer le trait, mais en restant descriptif et surtout exhaustif sur les troubles constatés.
Nous nous levons. Je remets l'enveloppe, et leur serre la main à tous les deux en leur souhaitant bonne chance. Je culpabilise un peu, je ne sais pas si je pouvais faire un autre choix que celui que j'ai fait. C'est une décision à mi chemin entre la bienveillance pour autrui que mon éducation m'a donnée, et la rigueur que je souhaite avoir dans mon métier. Je les regarde s’éloigner, la mère au bras de son fiston.
Bonjour, installez vous. Racontez moi un peu pourquoi vous êtes là. C'est donc une dame de 45 ans environ, qui se tient très droite, très digne, habillée en couleurs sombres, les cheveux relevés en chignon. Son apparence sévère tranche avec un sourire poli et ennuyé, comme si elle pensait déranger. Son fils, 19 ans, traduit les propos échangés. Lui, il est tout sourire. Oui elle entend des voix, oui elle est angoissée, oui elle se sent déprimée, oui elle veut se suicider.... Oui à tout en fait. Hum. Puis, elle fait une grande phrase de 30 secondes dans un seul souffle. Le fils traduit : elle a une schizophrénie depuis qu'elle est jeune et on l'a traitée avec du Haldol, un neuroleptique puissant, là bas en Albanie. Ah. Bon ben on va remettre du Haldol alors, si elle est schizophrène. Au moment de valider l'ordonnance sur l'ordinateur, j'ai une vieille démangeaison qui me prend dans le cerveau. Si je fais ça c'est parce que je crois ce qu'on me dit. Ça c'est un peu moi, je pars du principe que les gens sont honnêtes, ne mentent pas, et je crois ce qu'on me dit. Le hic, c'est que moi perso, du haut de ma mini expérience en psychiatrie, je n'ai vu aucun signe de schizophrénie. Le contact est normal, adapté, poli même. Bon, elle a l'air angoissée, ça oui. Dépressive ? Peut être, c'est à préciser. En fait, plus j'y réfléchis, plus j'ai un gros doute. Ok. Je peux pas prescrire ça, ça n'a pas de sens. Je change le Haldol pour une benzodiazépine qui va diminuer son anxiété, et je vais réfléchir à tout ça. Je me renseigne un peu, et finit par trouver le numéro de téléphone de l'endroit où vit la famille : C'est en fait un centre de demandeurs d'asile. La travailleuse sociale que j'ai au bout du fil joue franc jeu. Oui la "crise" de la mère coïncide avec le moment où ils ont appris que la demande d 'asile a été refusée. Non elle allait très bien avant, aucun trouble délirant, ou de comportement. Pas de Haldol non plus dans les 6 mois où la famille était en France, et ce malgré 3 rendez-vous chez le médecin généraliste qui les suivait ici. Et oui, si une nouvelle donnée survient comme par exemple une maladie chronique exigeant des soins continus, eh bien on peut refaire une nouvelle demande d'asile. D'accord, je comprends mieux. Je sens que ce soir je vais me coucher moins con et moins naïf. Faut quand même être salement motivé et acculé pour accepter de manger du Haldol quand on est pas schizophrène !! Bon et maintenant je fais quoi moi ? Je la fous dehors parce qu'elle s'est foutue de moi ? Je lui file son Haldol pour que la famille puisse rester en France ? Je me rappelle la phrase de Michel Rocard : "On ne peut pas accepter chez nous toute la misère du monde". C'est complètement vrai. Et tellement facile quand on est né du bon côté de la frontière... Allez, je vais faire ce que d'habitude je fais pas trop mal : Couper la poire en deux. Le lendemain, je reçois à nouveau la mère et son fils. Je joue cartes sur table. J'ai appelé au centre des demandeurs d'asile et je sais tout. Il n'y a pas de schizophrénie. La mère se met à pleurer. Le fils aussi. Je tend un paquet de mouchoirs et je leur dit ce que je leur propose. Je vais garder la mère quelques jours pour un syndrome anxio-dépressif qui me semble bien réel, et même si le risque suicidaire n'est pas avéré. Je ferai un courrier à la fin qui recommandera un suivi bi-mensuel en ambulatoire pour une psychothérapie de soutien. Je ne nie pas que la situation précaire dans laquelle ils se trouvent est fortement stressante et a pu engendrer ces troubles. Mais pour la schizophrénie, c'est niet. Après, libre à eux de se servir de ce compte rendu d 'hospitalisation. A mon avis ça ne suffira pas, tout au plus auront-ils un nouveau délai. Éthiquement, c'est la limite que je me suis posée, je sens que si je vais plus loin parce que je les trouve sympas et ai pitié d'eux, je vais passer dans la catégorie des médecins complaisants, qui sur-diagnostiquent pour des raisons politiques, ou même par choix humain. Moi je ne peux pas, je m’arrête ici. Au bout de quelques jours la mère va mieux, l’équipe soignante me dit que les insomnies ont disparu et en entretien, elle sourit, ne tord plus ses mains, me regarde bien dans les yeux. Je fais le fameux courrier, sans forcer le trait, mais en restant descriptif et surtout exhaustif sur les troubles constatés.
Nous nous levons. Je remets l'enveloppe, et leur serre la main à tous les deux en leur souhaitant bonne chance. Je culpabilise un peu, je ne sais pas si je pouvais faire un autre choix que celui que j'ai fait. C'est une décision à mi chemin entre la bienveillance pour autrui que mon éducation m'a donnée, et la rigueur que je souhaite avoir dans mon métier. Je les regarde s’éloigner, la mère au bras de son fiston.