Aujourd'hui j'essaye un truc. Je vous raconte ma garde en live. Si ça se trouve ça va être très chiant, mais on va bien voir...
9h01 : je passe chez ma co-interne récupérer le téléphone de garde, et je viens m'installer dans la chambre de garde.
9h53 : Coup de fil du coordinateur de l'hôpital, pour savoir si j'accepte un patient alcoolique qui a une demande d'hospitalisation libre pour débuter un sevrage. C'est une grande nouveauté depuis quelques semaines, il y a un filtre à l'entrée, nous devons nous prononcer sur l'autorisation d'hospitaliser, c'est une sacré responsabilité ! J'accepte, je le verrai pour son admission quand il arrivera au service dont il dépend géographiquement.
10h05 : Coup de fil de l'unité de soins intensifs, un patient qui avait un abcès du pied et qui est arrivé au bout de sa semaine d'antibios a une récidive locale. Les pieds pourris c'était ma spécialité aux urgences quand j'étais externe, je suis un pro. Comme j'ai souvent le nez bouché à cause de mes rhinites allergiques, je me dévouais systématiquement. Bref, je fonce voir à quoi ça ressemble. Aouh. Le pied a triplé de volume. On voit une collection de pus en transparence, sur la face dorsale ET la face plantaire. Y a une odeur de barback alors qu'il n'y a pas de plaie ouverte. Aucun antibio per os ne viendra à bout de ce truc. C'est chirurgical. Un des infirmiers me dit qu'une de ses collègues infirmière hygiéniste peut passer lundi. Je rigole. Nan, là c'est urgent, et c'est un chirurgien qui doit voir le patient. Faut drainer tout ça, examiner les gaines des tendons pour voir si c'est pas touché (sinon, destruction, rétraction, perte de mobilité permanente du pied) faire une radio pour éliminer une ostéite, probablement faire un prélèvement profond et changer d'antibio. Courrier au médecin des urgences, copie du traitement, hop, c'est dans les tuyaux.
11h30, Le pavillon qui devait recevoir le patient alcoolique appelle : Il est arrivé. Bonjour monsieur, qu'est ce qui vous amène ? Je lis le bilan bio prescrit aux urgences. Thrombopénie à 47K, taux de prothrombine à 50%, cirrhose du foie, hépatite C chronique, arythmies cardiaques, bloc de branche gauche, FEVG 40%, splénectomie suite à une plaie par arme blanche, aïe, aïe, aïe. Où est la date de naissance ? 42 ans. Outch, je lui donnais 55 à le voir comme ça. Ah si, le rein fonctionne bien. C'est déjà ça ! Intérieurement je pense "Allez, si ça continue comme ça dans 2 ans il est mort celui là". Puis je fais mon boulot, petit mélange de trucs rassurants, je vais vous prescrire des médocs pour en chier le moins possible, mais ça va durer au moins 15 jours. Je lui fais parler un peu de sa vie, comment ça a basculé dans le caniveau comme ça, lentement mais sûrement. Je le renarcissise un peu "Vous avez du courage, c'est bien !" Je le laisse pas tout seul dans son slip "Ici tout le monde est là pour vous aider à passer ce cap. Vous avez un souci ? Vous en parlez". Etc, etc. J'en ai déjà vu tellement des alcooliques en 2 mois, que je suis dans ce que va probablement être ma pratique avec les toxicomanes : Un mélange de compassion désabusée, en gardant quand même un professionnalisme intact. A chaque fois on se doit de faire son maximum, et on fait un peu semblant d'y croire, au cas où....Mais on garde la bonne distance parce qu'on est si souvent déçu que ça pourrait vite devenir TRES agaçant ! Bon courage Monsieur, vu ce qui vous attend vous allez en avoir besoin.
12h10, je voulais aller manger, mais non, coup de fil du pavillon des personnes âgées : Un monsieur, 4 ans dans le coma depuis un arrêt cardiaque récupéré (c'est quand le coeur a redémarré... mais pas le cerveau chez lui, hélas) s'est "désondé", et l'infirmière n'arrive plus à remettre la sonde urinaire. Erf, j'ai mis UNE sonde urinaire y a 3 ans aux urgences... Je me souviens encore un peu, bon, on va voir. 20 mn de préparation et je suis (à peu près) stérile, je pète un gant (j'ai de trop grandes mains, y a jamais ma taille...). Pas grave, du moment que j'ai la main droite stérile, de toute façon la gauche c'est pour tenir le zizi, qui pour le coup est un nid à bactéries. Je met le gel au bout de la sonde, j'en mets bien sur une bonne longueur. Je rentre le tuyau, ça passe, ça passe, ça passe... Ça bute. Bon. là on est au niveau de la prostate à peu près, juste avant d'arriver à la vessie. J'essaie encore, je change l'inclinaison de la verge. Passe pas. Ben les filles, je suis pas plus doué que vous. Déception. Allez, une dernière fois. Et là je fais ce que les filles détestent faire, et qui ne pose pas trop de souci aux mecs (pardon pour cette remarque sexiste) : Je force, en vrillant le tube en plus. Et là, magie, ça cède, et un beau liquide jaune d'or envahit le tuyau. J'adore quand un plan se déroule sans accroc (cf l'Agence Tous Risques). Ouais bon, en fait je me suis plutôt senti un peu con avec mon gant stérile qui lâche dans un beau bruit de latex. Pas grave, mission accomplie quand même !
13h10, Après mon couscous en barquette réchauffé au micro-ondes, je rentrais vers la chambre de garde, et c'est le pavillon où je travaille d'habitude qui appelle."Viens vite, madame T.. tu sais, que tu as admise mercredi, elle respire très mal, et elle désature à 80% (en gros, quand les poumons marchent plus bien pour une raison lambda, la saturation en oxygène du sang passe sous 90%, et là ça veut dire que les organes et les cellules du corps sont en souffrance, ça commence à mourir tranquillement, et plus on attend plus y a du dégât). Cette patiente est ce que l'on appelle une 'psychotique vieillie'. De base elle avait un retard mental modéré, puis elle a été diagnostiquée schizophrène. Et des décennies de maladie, couplées à des décennies de médicaments antipsychotiques ont fait d'elle ce qu'elle est maintenant. Elle ne communique pas par la parole (plutôt des sons). Elle a des tics. On ne sait plus trop si ses troubles du comportement sont à rapporter à sa psychose ou bien si en plus de tout ça elle a une démence. Ah, dernière chose et non des moindres : Elle absorbe tout ce qu'elle trouve (doit y avoir un mot en psychiatrie pour ce symptôme mais je le connais pas). J'arrive, patiente assise, 5 infirmiers autour, grosse dyspnée, bruyante, avec tirage. Je vais pour ausculter : la patiente est en nage. J'entends au stétho un encombrement majeur des poumons, bilatéral, avec des sibilants qui signent un important bronchospasme. Saturation ? 70%. Wow. commandez l'ambulance en urgence et on réfléchira après. Oxygène. 4 litres et on avise. Montez à 6. Saturation ? 75%. Coeur ? 55 battements par minute. Rah là là, elle arrive cette ambulance ? Bon, à tous les coups elle a bouffé quelque chose, et fait une fausse route. Une pneumopathie d'inhalation ça s'appelle. Allez madame T..., on tousse, on tousse. Je tape dans le dos comme un sagouin en vociférant. Un infirmier me regarde un peu hagard. Et là, bam, dans un effort de vomissement, et un haricot plus tard (ce sont les plateaux en inox en forme de haricot) rempli de bave et de fluides divers, on reprend la saturation : 88% ! Pfiiiuu. L'ambulance arrive. Je rédige vite fait mon courrier de transmission à l'urgentiste, j'imprime une copie du traitement. Et voilà la patiente partie. Où est le haricot ? Ici docteur. Je mets une paire de gants et je farfouille... Nom de Dieu, un vieux mégot tout mâché ! Madame T... s'est tapé le cendrier ! Je rappelle aux urgences : "Bon, vous allez trouver des mégots dans les bronches..."
14h30, Mon pied pourri revient des urgences, et comme toujours avec les patients étiquetés 'psy', ça peut attendre plus tard. C'est la médecine à 3 vitesses, il y a d'abord les riches et les puissants, puis les pauvres et les anonymes, et en tout dernier, les 'psy'. Je lis le rapport de l'interne de chirurgie de garde : L'abcès est 'en cours de collection' (je traduis, pas mûr, donc pas chirurgical) et sera prêt à être drainé....lundi matin ! En attendant, bains de pied, et remise en route du traitement avec l'antibiotique qui n'avait pas marché pendant une semaine. Pas de radio du pied, pas de prélèvement bactério. Que dalle. On me le rend avec ses 38,5 de fièvre sous 4g de paracétamol par jour. Eh ben en avant. Je ris si l'abcès "pas mûr" se rompt dans les tissus mous du pied, entraînant septicémie, choc septique, ou encore si ça s'étend en érysipèle de jambe. Enfin non, je ris pas, pauvre patient. 25 ans, déjà atteint de retard mental à cause d'une maladie génétique, si en plus il boîte à vie...
15h13, Appel en UMD, on arrive à quasiment 10 dans la chambre du patient (la sécurité, les infirmiers) comme d'hab. Il a tout pété le mobilier, pourtant vissé au mur avec des vis impressionnantes, comme d'hab. 8 ans qu'il est là, il a passé les 3/4 en isolement. Ben, discours moralisateur, et remise en isolement, comme d'hab. Je regarde le traitement avant de partir. 15 lignes de molécules. Des neuroleptiques les plus sédatifs dans un joli cocktail genre muesli. Ça endormirait un taureau de 500 kilos, lui il casse tout dans une grande ruade flamboyante.
.... To be continued ...